18
Le temps s’écoulait avec une lenteur atroce et le blizzard soufflait toujours. S’affaiblissant comme s’il avait eu une hémorragie, Bill était effondré devant le comptoir. De temps à autre, il relevait la tête, autant pour se forcer à garder l’œil ouvert que pour surveiller Adelle qui continuait à réconforter Jenny et à veiller sur sa fille. Lorsque Shawna s’endormit, Adelle fit le tour de la salle pour rejoindre le docteur Philip Kale. Il était lui-même passablement affolé, mais il tentait de calmer ceux qui étaient sur le point d’avoir une crise de nerfs. Il soignait aussi les entailles et les égratignures provoquées par la pluie de débris de verre. Une seule femme ne parvenait pas à être tranquillisée : Dina Bonnick. Elle faisait les cent pas dans la salle, le visage blême et tiré, la prunelle dilatée. Tout en s’étreignant les mains, elle ne cessait de répéter les mêmes mots, parfois avec un filet de voix, parfois dans un aboiement autoritaire : « C’est le foutoir… le foutoir. Cet endroit est devenu une véritable poubelle. Où est Byron ? Il faut… eh bien que quelqu’un me nettoie tout ça. C’est moi la responsable… C’est moi qui suis chargée… Cet endroit est une véritable poubelle !
Le médecin la prit par le bras et l’entraîna à l’écart en lui tapotant le dos et en lui parlant à voix basse et rassurante.
— Mais je risque de perdre mon boulot ! cracha-t-elle en se dégageant brusquement. C’est le foutoir. Le foutoir ?
Alors, elle se mit à trembler comme une feuille. Le médecin la fit asseoir en douceur dans un fauteuil où elle resta effondrée. Marmonnant des propos décousus, elle se frottait les cuisses par à-coups et se tordait les mains.
Dans le restaurant, les clients ne parlaient plus qu’en chuchotant. Quelqu’un avait mis une radio locale et le silence régnait dès qu’un bulletin faisait le point sur l’état de l’autoroute. Un bébé pleurait par intermittence. Mais parfois, on entendait des cris qui n’étaient pas ceux d’un jeune enfant. Ils retentissaient chaque fois que l’une des filles fonçait vers la fenêtre cassée, grondant comme un chien enragé. Mais à chaque fois aussi, elles s’arrêtaient pile ou s’effondraient, repoussées par l’odeur de l’ail.
À plusieurs reprises, l’une de ces filles – non, non, songea Bill, l’une de ces bêtes – s’approcha si près qu’elle aurait pu enjamber la fenêtre. À chaque fois, il redoutait que la panique ne s’empare à nouveau de la salle. Heureusement, l’ail répandu par Byron et les autres volontaires était efficace. De temps à autre, une rafale de vent charriait l’odeur de l’ail qui brûlait les yeux de Bill. Il avait alors l’impression que sa chair se racornissait des pieds à la tête.
Soudain, Byron réapparut. Il était visiblement choqué. Il s’assit à côté de Bill et alluma un clope. Il souffla rageusement la première bouffée tout en gardant les yeux braqués sur la fenêtre brisée.
— J’ai cessé de fumer ces saloperies il y a quatre ans, annonça-t-il en agitant son clope. Et pendant un mois, j’ai grimpé aux murs. Mais jamais, je n’ai eu autant envie de fumer qu’aujourd’hui, même à mes plus durs moments de manque… Dehors, c’est un cauchemar atroce, ajouta-t-il dans un murmure. Ces créatures sont devenues folles à lier ! On dirait une bande de chiens sauvages ou… un banc de requins dans une mer ensanglantée. Et si on ne parvient pas à rouvrir cette putain d’autoroute…
Il hocha la tête en soufflant avec colère un nuage de fumée, les yeux toujours rivés sur les silhouettes floues qui erraient dans la nuit.
— Et par-dessus le marché, ces putains de pruneaux ne les tuent même pas. Rien, mais rien ne les arrête. Sauf l’ail. Seigneur ! pourvu que ça continue à être efficace.
— Homme de peine ! hurla Dina Bonnick en jaillissant de son fauteuil, le doigt braqué sur Byron. Toi, Byron ! Parfaitement !
Le médecin essaya de la calmer, de la faire se rasseoir, mais elle le repoussa.
— Où étais-tu passé ? Nettoie-moi ces saletés. Et que ça saute ! (Elle désigna les débris de verre et le tas de cendres noires qui avaient à présent séché, en croûtes.) C’est ton boulot, au cas où tu l’aurais oublié. Et tu veux garder ton boulot, n’est-ce pas ?
Cigarette au bec, Byron fixa sa patronne en faisant craquer ses articulations.
— Qu’est-ce que t’en dis si je la balance dans le parking, cette vioque enragée ? demanda-t-il à Bill.
— Ne l’écoute donc pas. Tout le monde est terrorisé. On a les nerfs à fleur de peau.
Byron continua à foudroyer Dina du regard, jusqu’à ce que le médecin parvienne enfin à la calmer et l’oblige à se rasseoir. Puis il écrasa son mégot, alluma aussitôt une deuxième cigarette et désigna d’une main le tas de cendres.
— Mais d’après toi, qu’est-il arrivé à ce monstre ?
Bien qu’il ait du mal à parler sans gargouiller, Bill répondit :
— Je n’en sais trop rien, mais je crois que sa mort a un rapport avec la petite fille qu’elle tenait dans les bras. Elle a le Sida, tu sais. (Il regarda Byron.) Ce monstre a bu du sang contaminé par le Sida. Peut-être que c’était ça.
Sourcils froncés, Byron contempla le tas de cendres. Il fit encore craquer plusieurs fois ses articulations sans prononcer un mot, puis se leva, gagna la fenêtre et contempla la nuit.
Bill poussa un gémissement sourd et fit courir ses doigts dans ses cheveux. Quand il reposa sa main sur le comptoir, il découvrit plusieurs mèches de cheveux prises entre ses doigts. Retournant sa main, il vit que la peau autour des ongles prenait une teinte bleutée insolite et qu’elle commençait à partir en lambeaux.
C’est drôle, songea-t-il, ce n’était pas comme ça il y a quelques instants… ou est-ce que je me goure ?
On lui toucha l’épaule et il se retourna en sursautant. Doug. Cherchant les termes justes, celui-ci remua les lèvres sans produire un son, puis il détourna les yeux.
— Écoute, déclara-t-il au bout d’un certain temps, je veux juste… euh… te dire que j’suis désolé… euh… de ne pas t’avoir pris au sérieux tout à l’heure. J’ai cru que tu étais… Oh, et puis, j’en sais rien ce que j’ai cru.
— Ce n’est rien. Vraiment. (Bill fit un semblant de sourire.) Tu sais, je ne suis pas le genre de type qu’on prend facilement au sérieux.
Timidement, Doug se jucha sur un tabouret à côté de Bill.
— Comment vont les deux filles ? s’enquit ce dernier.
— Elles sont là-bas avec Jon. Elles tiennent le coup. (Il désigna la table autour de laquelle les trois enfants de Bill sirotaient des canettes de Pepsi.) Ils parlent beaucoup de toi. Tous les trois, mais surtout Jon. Tu leur as manqué.
Bill comprit que Doug attendait qu’il dise quelque chose, mais il se contenta de branler du chef. Comme son silence parut embarrasser l’amant de son ex-femme, il demanda :
— Lorsque l’autoroute sera réouverte, comment ferez-vous ?
— Eh bien ! répondit Doug en haussant les épaules, on finira bien par dénicher une dépanneuse, non ? Mais si c’est trop long, je louerai sans doute une voiture et Adelle ira avec les enfants chez sa mère avant moi.
Tous deux regardèrent pendant un moment par la fenêtre. Des écharpes de ténèbres ondulaient dans le blizzard. Comme des coulées de boue noire, elles se répandaient autour des camions. Bill savait qu’il s’agissait des filles. Elles étaient là, dehors. Elles attendaient, réfléchissaient, cherchaient que faire pour entrer dans le restaurant où un somptueux festin était dressé, avec pour desserts de jeunes enfants et des bébés.
Une femme d’un certain âge qui se trouvait tout au fond du restaurant entonna « Rock of Ages » d’une voix faible et chevrotante. Après quelques paroles, d’autres joignirent leurs voix, et bientôt, presque tout le monde dans cette partie de la salle se mit à chanter, avec ferveur ou mélancolie, cette ancienne ballade des premiers colons protestants.
Bill observait Doug qui surveillait toujours le parking.
Il est plutôt bel homme, ce gaillard, se dit-il. Et il a l’air d’un brave type. Et puis, il semble très soucieux de protéger Adelle et les mômes.
— Comment avez-vous fait connaissance ? demanda Bill de but en blanc. Toi et A. J.
Gêné, Doug hésita avant de répondre :
— Euh… au boulot. À l’hôpital. Je suis… euh… radiologue. (Il leva brusquement les sourcils, comme s’il était surpris d’avoir expliqué cela, comme s’il se rendait soudain compte qu’il venait de commettre une grosse gaffe. Aussi s’empressa-t-il d’ajouter :) Mais après… tu sais… après que tu es parti… Il n’y a rien eu entre nous tant que vous viviez ensemble.
Bill ferma les yeux et leva une main.
— Aucune importance. Ne t’inquiète pas pour ça.
Doug soupira, comme regrettant de ne pas être parvenu à dire ce qu’il avait sur le cœur.
— Mais est-ce que tu l’aimes ?
Doug devint nerveux.
— Ouais, je l’aime. Beaucoup. Et ces mômes, aussi, ajouta-t-il en regardant Bill droit dans les yeux. Ils sont formidables. N’empêche que… ben, tu sais, tu peux venir à la maison pour… les voir. Comme je te l’ai déjà dit, tu leur as manqué.
Bill serra les dents et gratta avec violence sa joue froide d’une main tremblante. Il n’avait pas envie d’en entendre plus.
— En fait, poursuivit Doug, dès que tout cela sera terminé, tu devrais venir. Pour passer quelque temps avec eux. Je sais qu’au début, ça sera gênant, mais je crois qu’ils ont vraiment…
Détournant les yeux, Bill secoua la tête avec vigueur.
— Non, Doug ! répondit-il d’une voix rauque. Je suis désolé, mais non… cela n’arrivera pas.
Et il se leva en s’éloignant du comptoir…
… Au même moment, Jenny caressait le front de Shawna. Sa fille était d’une pâleur effrayante, ses yeux se perdaient au fond des orbites noires. Son visage et le peu de cheveux qui lui restait étaient tout poisseux de sang. Jenny pressait un vêtement sur la plaie du cou et vérifiait régulièrement qu’elle perdait moins de sang. Autour de la morsure, la chair était boursouflée et prenait une teinte violacée et jaune.
— Elles ont blessé Mrs. Tipton, murmura Shawna d’une voix tremblotante. Je crois… qu’elles l’ont tuée.
— Ne pense pas à ça maintenant, ma chérie. Essaye de rester calme et de te détendre et de…
… Rester en vie, essaye de rester en vie comme l’année dernière, Shawna, je t’en supplie…
— … penser à de jolies choses.
La température avait tellement baissé dans le restaurant qu’un petit nuage semblable à un fantôme sortait de sa bouche chaque fois qu’elle parlait.
— Elle m’a mordue.
— Je sais, mon chou, mais cette créature a disparu. Elle ne te fera plus aucun mal.
Jenny devait faire un effort considérable sur elle-même pour garder un ton rassurant et ferme, pour ne pas craquer à l’idée que la blessure de Shawna puisse s’envenimer. À cause du virus, ça la tuerait aussi vite que son cancer. Elle souhaitait vivement que le médecin ou l’infirmière revienne. Il lui était plus facile de se maîtriser en leur présence.
Bill revint auprès de Jenny et lança un petit sourire à la fillette.
— Alors, comment te sens-tu ?
— Ça va, répondit Shawna d’un ton neutre.
D’une voix douce, Bill lui demanda si elle avait vu quelqu’un d’autre dans la remorque où le monstre l’avait mordue. Elle lui fit la description d’un garçon. Bill lui expliqua alors que c’était son fils et qu’il se portait très bien, à présent. Enfin, il lui demanda si elle n’avait pas vu quelqu’un d’autre, encore.
— Deux jeunes filles, seulement. Elles sont méchantes. Elles ont blessé Mrs. Tipton et m’ont emmenée de force dans ce camion. Elles sont très, très blanches. Peut-être qu’elles sont malades, elles aussi. Comme nous.
— Je te remercie. (Il caressa l’épaule de Shawna et ajouta :) N’aie plus peur. Elles n’entreront pas ici, parce que nous…
Byron, qui venait de les rejoindre, tira avec insistance Bill par le bras.
— Faut qu’on cause une seconde. J’ai une idée. Viens là-bas.
Il entraîna Bill jusqu’au comptoir où ils se mirent à parler tranquillement.
De nouveau très effrayée, Jenny les observait. Se passait-il encore quelque chose de grave ? La situation avait-elle empiré ? Machinalement, elle prit la main de Shawna et la serra fort, tout en continuant à observer les deux hommes, leurs mines soucieuses, leurs hochements de tête rapides, ainsi que leurs lèvres qui remuaient très vite. Byron sortit une petite boîte de la poche de son manteau. Il l’ouvrit et en sortit un petit objet qui avait tout l’air d’un projectile. Le tenant entre le pouce et l’index, il l’agita tout en parlant à un débit encore plus rapide. Puis il se tut, attendant manifestement la réponse de Bill. Soudain, ils se tournèrent d’un même mouvement, la regardèrent, puis s’avancèrent vers elle, le Noir rangeant la balle dans la boîte et la boîte dans sa poche. Elle attendit qu’ils prennent la parole, mais ils gardèrent le silence pendant un long moment, échangeant des regards hésitants. Enfin, ils s’accroupirent à côté d’elle.
— Jenny, ma chérie, commença Byron de sa voix grave, sur un ton à la fois doux et mal assuré, nous allons avoir besoin de ton aide.
Il avait eu une façon de dire cela qui l’incita à glisser un bras sous les épaules de sa fille et à la serrer tout contre elle.
— Quoi ? Comment ?
Nouveau silence, nouveaux échanges de regards incertains entre les deux hommes. Enfin, Bill déclara :
— Nous pensons que ce qui a provoqué la mort de cette créature… (il fit un signe de tête vers le tas de cendres)… a un rapport avec votre fille. Elle a mordu Shawna… Or elle a le Sida.
Jenny fut glacée d’effroi.
— Euh… vous… vous voulez utiliser mon bébé pour…
— Non, non, s’empressa de chuchoter Byron en lui serrant le bras. Ce n’est juste qu’une supposition, mais c’est la seule explication que nous ayons trouvée, et si jamais nous avons raison et au cas où l’ail que nous avons répandu ne serait pas assez efficace… eh bien, ce dont on aura besoin… Ben voilà, nous avons besoin d’un peu de sang de ta fille.
Jenny ouvrit grands les yeux en serrant Shawna contre elle avec encore plus de force. Puis elle rétorqua d’une voix choquée :
— Avez-vous donc complètement perdu la tête, vous aussi, pour me demander de vous donner… Vous osez imaginer que… Mon Dieu, comment pouvez-vous ?…
Elle s’arrêta court, reprit son souffle, puis voulut se lever tout en disant à sa fille :
— Attends une seconde, mon poussin, je reviens tout de suite…
Mais la fillette agrippa la main de sa mère et la retint avec une force qu’elle n’aurait jamais soupçonnée.
— Ils pensent que c’est peut-être moi qui ai tué ce monstre, maman ? Et que peut-être je peux aussi tuer les autres ?
— Ne t’occupe pas de ça, mon trésor, je veux dire deux mots à ces hommes et…
— Mais est-ce bien ce qu’ils pensent ?
Jenny n’avait pas vu depuis longtemps les yeux de sa fille briller d’un tel éclat et elle se mordit la lèvre, sourcils froncés.
Puis elle jeta un coup d’œil à Byron et à Bill. Tous deux acquiesçaient de la tête.
Shawna remarqua ces deux réponses silencieuses et serra encore plus fort la main de sa mère.
— Alors, je veux les aider.
Bill et Byron étaient juchés sur des tabourets devant le comptoir. Devant eux, ils avaient déposé la boîte de projectiles ouverte, ainsi que les balles soigneusement alignées. Ils avaient tous deux les mains protégées de gants de ménage en caoutchouc et ils tenaient un chiffon imbibé du sang contaminé de Shawna. Ils prenaient une balle, la tenaient délicatement entre le pouce et l’index, puis l’enduisaient de sang. Puis le projectile ainsi préparé allait rejoindre une deuxième rangée. Tout en effectuant cette tâche, ils surveillaient la fenêtre et entrevoyaient des silhouettes qui erraient dans les ténèbres et qui les surveillaient… elles aussi.
— Ça ne marchera peut-être pas, murmura Bill.
— Et pourquoi pas ?
— C’est que j’ignore combien de temps survit ce virus, une fois étalé sur un projectile et à l’air libre, tu piges ? Et en plus, faut que cette balle passe à travers le pistolet. Or une balle, ce n’est pas une éponge. Y a une foule de raisons, tu piges ?
— Ouais, ouais, on se raccroche à un brin d’herbe, je sais, mais à quoi donc se raccrocher d’autre, bon Dieu ?
Bill acquiesça d’un signe de tête, et ils poursuivirent leurs préparatifs en silence.
Bill s’aperçut que ses mains tremblaient de plus en plus. Une boule grossissait dans son estomac lentement mais sûrement, et la douleur fut vite presque insupportable. Il avait déjà éprouvé cela, un an auparavant, alors qu’il n’avait pas encore l’habitude de son nouvel état. Lorsque dans le temps, il regardait à la télé des films d’Hitchcock, les scènes de plus grand suspens déclenchaient en lui une sensation identique. À l’époque, c’était agréable : l’estomac se nouait de plus en plus jusqu’à la chute du film. Seulement, à présent, cette histoire n’aurait pas de chute. Et cette sensation s’intensifiait, devenait de plus en plus douloureuse. Elle ne signifiait qu’une seule chose…
Le lever du soleil.
Ce fut à ce moment-là que les hurlements commencèrent à retentir dehors, dans les ténèbres.
Et au même moment, Phil et Claude Carsey cessèrent de lutter en vain contre la corde qui les ligotait.
Immobiles, ils prêtèrent l’oreille pour mieux entendre les cris qui retentissaient à l’extérieur, de tous côtés :
— Ben merde, c’est quoi, ce vacarme ? aboya Claude, le souffle court.
Phil se contentait d’écouter en respirant bruyamment.
Le vacarme s’amplifiait et les deux camionneurs sentirent leurs cheveux se dresser sur leur tête, lorsqu’ils comprirent la nature de ces cris.
— Les filles, souffla Claude.
— Merde… Le lever du soleil.
— Mais qu’est-ce qu’elles foutent dehors ? Pourquoi elles n’ont pas trouvé un coin où se planquer ? Pourquoi elles ne sont pas dans les camions ?
— Comment veux-tu que j’le sache, bordel ?
Les hurlements montèrent encore d’un cran. Ils étaient plus proches…
… Plus proches…
… Plus proches…
— Putain ! La fenêtre ! hurla Phil d’une voix stridente.
— Oh ! la la ! merde ! brailla Claude en plaquant le dos contre celui de son frère tout en cherchant à se libérer. Foutons le camp d’ici ! Pour l’amour de Dieu, sortez-nous de là !
Les deux frères roulèrent sur le flanc à force de se démener. Puis ils se dévissèrent la nuque pour regarder la fenêtre et s’aperçurent qu’elle était entièrement bloquée par un mur de visages grimaçants. Ils continuèrent à hurler au secours, à supplier qu’on les sauve. Hélas…
… Un vent de panique soufflait dans le restaurant. Les hurlements de terreur des clients étouffaient les cris des deux hommes coincés dans la cave. Personne ne les entendait.
Byron avait déjà chargé six balles couvertes de sang dans son pistolet et faisait face à la fenêtre brisée en s’égosillant :
— Bon sang, c’est quoi ça, encore ?
Bill se leva lentement, le corps tendu et perclus de douleurs.
— Le soleil… se lève, chuchota-t-il.
— Et alors ?
— Et alors… Si elles ne… si nous ne… trouvons pas d’abri… nous allons mourir.
Byron se retourna brutalement vers lui en criant :
— Qu’est-ce que tu veux dire par… nous allons…
Il se pétrifia, fixant Bill, l’œil écarquillé, bouche bée. Avoir l’air interloqué de Byron, Bill en conclut qu’il était préférable pour lui de ne pas se regarder dans une glace. Cependant, il ne put résister et se toucha la joue.
Sa peau était devenue aussi dure que de la viande boucanée.
Byron remua les lèvres. Sans proférer aucun son. De toute façon, le boucan qui régnait dans la salle aurait empêché Bill de l’entendre. Ce dernier se pencha vers lui :
— Calme-les ! lança-t-il d’une voix grinçante. Dis-leur… que ce qui arrive… c’est bien. Elles sont en train de crever.
Après un laps de temps, Byron se retourna, s’adressant à la salle.
— Hé ! s’époumona-t-il. On se calme, tout le monde ! Allez… non, rien…
Quand il comprit que jamais personne ne l’écouterait, il pointa son arme vers le plafond et tira une balle.
Le vacarme se réduisit soudain à un murmure.
— Pas de panique, compris ? Ce que vous entendez, c’est bon signe… Ça veut dire…
Il s’arrêta court et tendit l’oreille, ainsi que la salle entière.
La nuit était soudainement silencieuse.
On n’entendait plus que la plainte brutale du vent.
Et un autre bruit également, plus faible. Des voix… étouffées… Des hurlements assourdis…
Bill fronça les sourcils.
— On… on dirait que ça vient d’en bas…
— La cave ! hurla Byron. Cette maudite cave ! On a oublié de protéger la fenêtre donnant sur cette saloperie de cave !
Il fonça vers le corridor menant à la porte de la cave, pendant que les clients recommençaient à paniquer. Quand il prit la mesure de cette nouvelle catastrophe, Bill s’effondra contre le comptoir et ferma les yeux, l’estomac rempli de plomb.
Les frères Carsey ! C’étaient eux qu’on entendait crier.
Les lézards de nuit étaient donc entrés dans le Gold Pan.
Bill sut alors qu’il ne serait pas le seul à ne pas voir le soleil se lever.